Les Tunisiennes égalisent aux poings
Si la région est le poumon vert du pays, c’est parce qu’il y pleut la moitié de l’année. Les anciennes installations industrielles sont désormais une halte de choix sur la route des échassiers migrateurs. Des oiseaux qu’on dit de bon augure, mais qui n’ont guère porté chance à cette petite ville de 4500 habitants, gangrenée par un chômage endémique, oubliée des services de l’État. En novembre dernier, une grève générale a été décrétée après qu’une mère de famille a tenté de s’immoler par le feu. Elle avait ramené son bidon d’essence aux portes d’une administration qui venait de la renvoyer sans assistance ni considération, pour la énième fois.
«Ici on n’a rien, soupire Maram Sahbani, 16 ans, dont les yeux gris et déterminés s’accrochent à leur interlocuteur. Un marché, deux cafés, des mosquées, c’est tout!» Un club de sports aussi, à l’entrée du bled. Dans la salle de l’EMS Sejnane, la jeune fille au franc-parler s’applique à envoyer ses gants de boxe dans les pattes d’ours du coach, Haykel Trabelsi. «Gauche, droite, retrait. Allez, plus rapide!» Au fond, Nour Trabelsi, grande brune timide de 18 ans, peaufine sa frappe au sac sous l’oeil des seniors de l’équipe masculine, un brin jaloux de l’efficacité de sa droite. «C’est la puncheuse du groupe», confirme l’entraîneur.
Inaugurée récemment, accolée au stade de foot, l’installation polyvalente accueille les séances intensives d’apprentissage du noble art, «neuf heures par semaine, mixtes», précise Haykel. «Quand je suis arrivé au club, les entraînements étaient séparés. J’ai tout de suite changé ça. C’est important pour la puissance que les filles soient avec les garçons.»
Ça n’a pas forcément été facile au début. La région est traditionaliste, davantage marquée par la dureté d’un quotidien qui burine le caractère que par un réel conservatisme religieux. Il y a bien eu une tentative éphémère de califat en 2012, quelques semaines pendant lesquelles des salafistes ont terrorisé la bourgade. Mais à Sejnane, on se préoccupe surtout du chômage et des prix qui flambent. Du coup, l’émancipation des femmes, ça n’est pas vraiment la priorité des familles qui galèrent.
«Pour mon père, c’est un sport d’hommes, raconte Maram. Mes parents ne m’ont pas interdit de le faire, mais ils ne m’ont pas soutenue non plus. Et puis j’ai ramené des médailles, j’ai fait mes preuves. Maintenant, ils ne me critiquent plus, même s’ils ne viennent pas aux combats.» C’est qu’il n’a pas fallu plus de trois mois de pratique pour que Nour et Maram soient championnes de Tunisie dans leurs catégories respectives, 60 et 50 kg. Les performances font taire les mauvaises langues qui n’approuvaient pas les choix de l’entraîneur. «Même les garçons étaient réticents au début, mais maintenant ça se passe bien, ils ont accepté qu’elles soient capables de rivaliser avec eux», relève Haykel, sans prétention. Dans un pays où les violences misogynes restent un problème majeur, malgré les récentes avancées législatives, des femmes capables de répondre avec leurs poings, ça ne laisse pas indifférent. Une preuve aussi que le sport, et notamment la boxe, permettent de faire avancer la mixité sur le terrain, en prise directe avec la jeunesse. «Après, le problème, c’est l’argent», tranche Haykel, dont la salle ne dispose pas encore d’un ring, «très cher, il faut le faire venir de l’étranger». D’ailleurs, Nour et Maram ont été appelées en équipe nationale mais, faute de places au lycée sportif, elles attendent leur tour pour rejoindre la capitale.
Au pied du ring de la Cité sportive de Tunis, Amdouni Abderrezak, le coach des cadettes, précise: «L’année dernière, nous avions prévu deux stages externes pour préparer les tournois. Nous n’en avons fait qu’un. Parfois, c’est même nous qui organisons les déplacements, avec les voitures des copains. Difficile, dans ces conditions, d’exploiter tout leur potentiel. On n’a même pas les moyens de les faire s’entraîner dans un maillot à nos couleurs, alors qu’on est l’équipe nationale.» Doté de 554 millions de dinars (18 millions d’euros), le sport représente 1,67% du budget de l’État. Quant à la boxe, elle est à la portion congrue, comme en témoignent les équipements rudimentaires: gants décousus, sacs fatigués. Il y a bien un ring, mais on se le partage à tour de rôle entre équipes féminines et masculines. Car si elles s’entraînent dans la même salle, c’est surtout qu’il n’y en a pas d’autre.
Un sport délaissé après les années 60
Des années de dysfonctionnements au sein de la fédération ont conduit à cette situation, comme le regrette son président Kamel Deguiche, «une instabilité chronique qui pénalise les sportifs». Certains choix politiques aussi, comme l’abandon du professionnalisme dans les années 60. Un coup fatal à l’essor de ce sport, qui eut pourtant ses heures de gloire en Tunisie. Entre les années 40 et 60, la boxe réunissait toutes les communautés du pays. C’était le sport du pauvre, qui permettait au bagarreur de quartier de sortir de son milieu. Avant l’indépendance, les boxeurs musulmans trouvaient sur le ring une façon d’affronter le colonisateur, véritables héros populaires du mouvement national. Hassen El Karrèche fut le tout premier dans les années 1910, le fameux commis boucher au crochet ravageur. Et comment oublier Young Perez, le plus jeune champion du monde poids mouche de l’histoire, au style fulgurant. Issu de la communauté juive désargentée, il était parti lancer sa carrière en France, où il fut une star absolue. Raflé en 1943, envoyé à Auschwitz, il est mort dans la grande marche d’évacuation du camp. Ou encore Sadok Omrane, surnommé «poings d’acier», jusqu’à Tahar Belhassen, le dernier des grands professionnels dans les années 70. Depuis, la Tunisie n’a plus jamais investi dans la boxe.
Sans moyens, c’est donc au coeur et aux poings que Rim Jouini entraîne ses filles dans la perspective des JO de Tokyo. Médaillée de bronze aux championnats du monde amateurs en 2010, elle est la pionnière, la première Tunisienne à monter sur un podium international, qualifiée pour les olympiades de Londres en 2012. À 37 ans et un bébé plus tard, elle aime pousser ses boxeuses et les faire progresser. «Je me revois en elles. À l’époque, j’allais à la salle en fraudant dans le métro! Je n’avais même pas assez d’argent pour le ticket, quand je travaillais je le donnais à ma mère, pour le foyer. Mais impossible de rater une séance. C’était ma passion.»Malgré les titres, la vie de boxeur amateur est difficile, on ne gagne pas son pain, sans accès possible à un financement quelconque. Son mari, Yahya Mekacheri, opine. «Lui, c’est un grand champion», confie-t-elle dans le salon d’une maison modeste du quartier Montfleury. L’ancien boxeur de 81 kg, originaire de Gafsa, plusieurs fois titré en coupe d’Afrique, est lui aussi devenu entraîneur. Il s’attriste de voir l’état de son sport en Tunisie. «Il n’y a pas de circuit professionnel, alors à partir d’un certain point, tu ne peux pas continuer la compétition.» Maintenant qu’elle s’occupe de l’équipe nationale, Rim gagne 500 dinars, l’équivalent de 171 euros, un petit salaire. Si le ministère lui accorde l’habilitation, elle sera la première femme dans ce cas, elle bénéficiera de la sécurité de l’emploi, et peut-être de 100 dinars de plus par mois.
«Ici, il n’y a rien pour nous»
Mais surtout, Rim Jouini est devenue un modèle pour les jeunes boxeuses, un rôle qu’elle assume volontiers. «La boxe m’a fait sortir de la pauvreté, même si ça reste dur. J’encourage les filles à se lancer, parce que c’est une chance d’ascension sociale, qui peut les rendre fortes. Mais il faut beaucoup travailler.» Si Yahya soutient son épouse à chaque étape de sa carrière, le papa protecteur n’est pas pressé de voir sa petite sur un ring! «Si elle le veut, elle mettra les gants, rétorque la maman en riant. Si tu boxes, c’est pour choisir ta vie.» Dans la petite maison de Sejnane, ce n’est pas Nour qui la contredira. «Grâce à la boxe, je peux voir autre chose. Quand on part en championnat, avec l’équipe et l’entraîneur, c’est un grand moment. J’ai déjà vu Sousse, Hammamet, et l’année prochaine, un stage de préparation pour les prochains JO est prévu au Brésil!»Dans cette famille, les résistances ont été moindres. La mère de Nour va même assister aux combats, fière de montrer les photos de sa fille levant le poing de la victoire. «J’aime la voir rendre coup pour coup!» Elle exhibe le passeport qu’elle a déjà fait faire, impatiente de la voir voyager, «une chance pour elle».
La famille de Maram vit à quelques mètres de là. La maman s’affaire en cuisine, pendant que la jeune championne étale ses médailles sur un lit rose d’adolescente. «Moi, je veux m’enfuir d’ici. La mentalité à Sejnane, c’est compliqué. Les gens sont fermés, les garçons sont difficiles. Je veux être championne du monde, et je quitterai le pays. De toute façon, en Tunisie, pour nous, il n’y a rien.»Son père la regarde avec tristesse, mais comprend le dépit d’une jeunesse qui ne voit rien changer autour d’elle, malgré les promesses. On dit que pour monter sur un ring, il faut avoir faim. Le noble art a toujours raconté des histoires de destins individuels cassant les barrières, épopée d’une résistance sociale pour s’arracher à la misère. Les filles de Rim Jouini seront-elles le renouveau de la boxe tunisienne? Alors que le pays lutte chaque jour, pied à pied, pour préserver les acquis de sa chère révolution, elles seront peut-être les prochaines héroïnes d’un sport populaire entre tous, qui partout s’ouvre aux femmes, lentement mais sûrement.
Par Laura-Mai Gaveriaux pour Les Echos Magazine