breakdance_01
breakdance_02
breakdance_03
breakdance_04
breakdance_05
breakdance_06
breakdance_07
breakdance_08
breakdance_09
breakdance_10
breakdance_11
breakdance_12
breakdance_13
breakdance_14
breakdance_15
breakdance_16
breakdance_17
breakdance_18
breakdance_19
breakdance_20
breakdance_21
breakdance_45
breakdance_35
breakdance_29
breakdance_30
breakdance_31
breakdance_32
breakdance_33
breakdance_34
breakdance_37
breakdance_38
breakdance_36
breakdance_39
breakdance_40
breakdance_41
breakdance_42
breakdance_43
breakdance_44
breakdance_28
breakdance_22
breakdance_23
breakdance_24
breakdance_25
breakdance_26
breakdance_27
breakdance_46
breakdance_47
breakdance_48
Equipe.Magazine.1934-7
Equipe.Magazine.1934-4041
Equipe.Magazine.1934-4243
Equipe.Magazine.1934-4445
Equipe.Magazine.1934-4647

Un horizon qui danse

Dans le nord de la Tunisie, non loin d’une « zone rouge » infiltrée par Daesh, la breakdance permet de rêver à un avenir différent, peut-être olympique. Voyage au coeur du djebel avec deux stars de la discipline qui y ont découvert une sacrée relève.

En cet après-midi de juillet, par 41 degrés, le soleil s’écrase de toute sa pesanteur sur le Centre culturel des arts et métiers de Semmama. Une montagne culminant à plus de 1 300 mètres, dans les marges nord-ouest de la Tunisie, où coexistent les familles de bergers et une nature aride, mais généreuse. Inauguré huit mois plus tôt, construit grâce au mécénat d’une organisation philanthropique, la Fondation Rambourg, le lieu flambant neuf accueille une bibliothè­que ouverte à tous les gosses du hameau, une cafétéria, un patio couvert d’un élégant toit de laurier, des salles équipées, un terrain de basket, une scène entourée d’une arène de béton. Autour, les champs de romarin, où l’on fait brouter les moutons. Un ensemble un peu surréaliste de bâtiments immaculés en haut d’une piste de terre, auquel on n’accède qu’escortés par la Garde nationale. Non sans difficultés, lorsqu’on est étranger. Selon les chancelleries européennes, nous sommes ici dans une zone rouge.
C’est que le lieu se trouve à quelques mètres du secteur militaire fermé. Depuis l’implantation du groupe Etat islamique en Tunisie, dans le sillage de la révolution de 2011, les reliefs mitoyens de la frontière algérienne sont devenus des maquis pour les djihadistes. La tribu des Helali a dû se résoudre à descendre vers les plaines pour fuir les opérations de l’armée. La zone est une précieuse réser­ve naturelle désormais ravagée par les incendies que provoquent les bombardements et les explosions de mines. Un désastre écolo­gique, économique et humain. Pourtant, malgré la chaleur et les enjeux sécuritaires, une étrange tradition est née dans les replis caverneux de ces confins déshérités. Comme un air de Bronx au milieu des oliviers.
Dans l’une des salles du Centre culturel, une sono crache le meilleur du funk et du hip-hop du moment. Indifférents à tout, les breakers de Semmama, les Ghar Boys, se défient, rivalisant d’inventivité à cha­que passage, toujours plus acrobatique. Ils y passent tout leur temps libre.

« Au départ, nos frères aînés regardaient des vidéos sur Vou Tube, et nous, on les imitait », raconte Aoued, garçon athlétique de 20 ans, capable d’enchaîner avec un naturel désarmant une dizaine de windmills – sorte de coupole réalisée avec les jambes, par des rotations en équilibre sur le torse. Ghar Boys? Ghar signifie grotte en arabe. Il y a une dizaine d’années, dans les décors enchanteurs de cette montagne et ses cirques de pierre, des jeunes ont com­mencé à pratiquer cette discipline, à l’intersection de la danse et du sport, promise à l’affiche des Jeux Olympiques 2024. Avant que le centre ne leur offre un lieu d’entraînement et de création.
C’est un jour particulier. Deux grands danseurs, Amine Miladi, alias « South Eagle », et Medghar Gharbi, alias<< Marvel », sont là pour une semaine. A l’initiative d’une directrice artistique belge, Lisbeth Benaut Thabet, liée au pays par son mari et ses fils, des stages d’arts de rue se tiennent à Semmama depuis deux ans. C’est bien la toute première fois que les Ghar Boys vont recevoir des cours de break. Leurs nouveaux professeurs n’en sont pas moins impressionnés.« Il va falloir que je revoie mon programme, je ne m’attendais pas à ce niveau », commente South Eagle, un champion tunisien internatio­nalement reconnu, dont les jeunes breakers suivent les exploits sur lnstagram.
Amine commence par une démonstration de ses footworks les plus élaborés – des pas au sol où le mouvement des bras sert d’équilibre. Ceux-là mêmes qui lui ont permis de se qualifier pour l’édition 2018 de la Red Bull BC ONE, compétition mondiale de référence. La petite bande observe l’idole, les yeux écarquillés, leur démontrer que le rêve est à portée de baskets. Même pour eux, fils de paysans.« Bien sûr que je veux devenir un champion ! », s’exclame Wissem, le plus jeune et le plus souple du« crew », spécialiste de freezes défiant les lois de la gravité. Imaginez: le breakertient en équilibre statique sur le haut du corps, et enchaîne les figures avec ses jambes. Ce gosse-là n’a pas encore douze ans !
« Dans le break, chaque athlète doit créer ses propres mouvements en fonction de sa physionomie. Vous pouvez être plus ou moins grand, maigre ou au contraire musclé, vous devez repérer vos points forts et les développer. Cela demande une réflexion et de la discipline, leur explique Amine, exigeant mais pédagogue. Un vrai Bboy crée son propre style.» South Eagle s’est d’ailleurs distingué en intégrant à son flow une esthétique de danses traditionnelles tunisiennes.
Le stage ne sera pas qu’une partie de plaisir pour les athlètes autodi­dactes. Il leur faudra deux jours pour effectuer les pas de base ltoprocks) les plus simples qu’Ami ne leur enseigne. Rien d’ extraordi­naire, l’exigence d’une certaine précision pour suivre le tempo. Un exercice de rigueur auxquels les jeunes n · avaient jamais été initiés. Quant à l’entrée en scène de Medghar « Marvel », ce sera un vrai chal­lenge. Il s’agit d’apprendre une toute nouvelle technique, le popping, une danse créée à la fin des années 1970 en Californie, basée sur le beat et le contrôle des muscles tout en mouvements saccadés. C’est l’occasion pour les Ghar Boys d’enrichir leur univers musical; si les premiers temps du cours sont surprenants, voire compliqués, le coup de foudre réciproque entre le formateur et ses élèves ne se fait pas attendre.
Mais alors que la troupe intègre la chorégraphie du champion, au loin, une épaisse fumée noire se dégage du Djebel Chambi. Contraste dans le paysage. « Un missile de l’armée, sûrement », commente avec flegme Moez Helali, le directeur du centre, géographe de forma­tion. Habitués à cohabiter avec les opérations militaires autant que la présence fantomatique des djihadistes dans leurs montagnes, les kids du centre continuent leur partie de basket, et les Ghar Boys, leur cours de popping. « Ça se passe comme ça ici, et demain matin, l’un ira travailler avec son père sur un chantier de maçonnerie, d’autres rejoindront les cours après la sortie des moutons. C’est leur vie. » Plutôt que de terrorisme, Moez préfère parler des« évènements ». c· est que la famille Helali a payé son tribut. Le djihadisme ne lui a pas seulement pris ses terres mais aussi l’un de ses fils : Raout,« le plus beau garçon de la famille », un neveu tué en octobre 2015 lors d’un bombardement sur Alep. Personne n’a compris comment ce jeune homme discret, passionné de mode et de breakdance, avait pu se retrouver en Syrie. « Il faisait partie de la première génération du crew des Ghar Boys», raconte Adnen Helali, le cousin de Moez, hom­me de lettres, figure engagée de la scène culturelle locale, devenu une figure tutélaire pour les jeunes de Semmama.
Son destin a marqué le clan, au point d’inspirer un slam à Khoissay, le poète du crew : « Je danserai malgré les terroristes».« Cette monta­gne, elle est à nous, elle est trop belle pour Photoshop, la guerre ne nous fera pas partir ! » Lors du spectacle de fin de stage, il animera le public au son des tambours traditionnels.« Les jeunes ont conscien­ce d’où ils viennent, commente, ému, le directeur. L’ouverture et le métissage ne menacent pas notre identité, elles l’enrichissent. » Finalement, les démonstrations de break se mêleront aux chants et aux danses de Mbarka, la doyenne de Semmama, 88 ans.
Tous rêvent de tenter leur chance ailleurs, et des JO ; certains ont le niveau pour tenter les qualifications. Encore faudra-t-il que le gou­vernement permette la création d’une fédération pour y participer. Le sport souffre d’un cruel défaut de financements en Tunisie. La breakdance y est pourtant populaire en bien des régions ; avec ses workshops, South Eagle est un artisan de sa discipline. Quant à Mar­vel, originel du Djebel Lahmar, la« montagne rouge», anciens bidon­villes du quartier El Omrane en bordure de Tunis, il travaille sur des chorégraphies internationales. Entre les deux professeurs et leurs élèves, la rencontre aura été intense, la séparation difficile. Mais ce stage n’était que le premier d’une série ; ils reviendront. Amine con­clut : « Ils ont du talent, ils en veulent, mais ils devront sortir de leur zone de confort. On veut les mener loin … ».

par Laura-Maï Gaveriaux, à Semmama (Tunisie) pour l’Equipe Magazine

voir article sur lequipe.fr